Marie Astier a un grand potager, chez elle, dans les Cévennes. Dans cette chronique, elle livre astuces et réflexions parce que jardiner... c’est politique.
La moitié de la récolte de patates a été croquée par les sangliers. La grosse laie ne passe pas notre filet de protection. Mais les marcassins, eux, ont réussi à le soulever pour se faufiler dans le potager.
Ils ont aussi rasé un jeune pêcher dont les branches étaient chargées, ratiboisé les petites salades, promené leur groin dans le sol frais au pied des tomates, des aubergines et des poivrons. Ils ont mis à sac les rangées d’arrosage et le paillage. C’est la troisième fois, depuis début juillet, que je vais devoir remettre de l’ordre derrière eux.
Déjà que j’ai du mal à trouver le temps de bichonner mes plantations, voici que les sauvages de la forêt d’en face ont décidé de venir chez moi m’ajouter du travail, voire en croquer le fruit. Ils ont trouvé chez nous un superbe garde-manger. Reviennent toutes les nuits, même en plein jour, n’ont peur de rien. La laie charge les chiens.
Un soir, mon compagnon les a poussés du terrain. Ils sont quand même revenus quelques heures après. Tous les matins, on a une mauvaise nouvelle dans le potager. Depuis sept ans, chaque année, c’est plus compliqué. Ils ont compris que la table était bonne, et sont devenus de fidèles clients. La colère monte.
Cohabiter avec le vivant est une belle théorie écologique, vu de ma vie d’avant, celle d’une journaliste francilienne. La mise en pratique est une autre affaire, quand vous entrez en subsistance, décidez de produire vous-même une partie de ce que vous mangez. Et encore, nous ne sommes pas agriculteurs, nos revenus ne dépendent pas de nos récoltes. Encore moins notre survie.
L’ange gardien de ma bonne conscience écologique se penche sur moi et me pousse à l’introspection. « Si la cohabitation se passe mal, c’est forcément de ta faute, humaine. As-tu bien protégé ton potager ? » me demande-t-il. « Si la clôture a cédé, c’est qu’elle était mal mise, voire mal choisie, non ? »
Il faudrait nous barricader. Est-ce souhaitable ?
C’est vrai, pour le petit pêcher, il y avait un filet mal remis. À 23 heures, après avoir récolté les patates qui restaient pour ne pas les perdre, on a eu la flemme. On l’a chèrement payé. Mais pour le reste… Mon compagnon a passé un printemps à refaire la clôture avec la voisine. Les sangliers viennent maintenant de la route, sur laquelle notre jardin est ouvert. Il faudrait finir de nous barricader. Je ne sais si c’est souhaitable, ni même faisable.
En attendant, nous avons un filet autour du potager, que l’on peut électrifier. Mais l’herbe pousse trop vite, le temps est humide, l’électricité s’échappe de partout. Cette année, le filet est inefficace. Cette année, mon compagnon en a marre et envisage d’appeler la société de chasse. Il veut mettre du sanglier au congélateur.
« Scandale ! », s’écrie mon ange gardien. « Rapport de force ! », je lui réponds. « Les sangliers ne sont pas une espèce en danger, et il faut qu’ils apprennent que venir chez nous est dangereux. » On se fâche. Angélisme et émerveillement ne peuvent pas être permanents, face à la nature.
Dans mon potager, mon jardin, la confrontation au vivant est permanente. La conscience de mon impact sur Terre est aiguë, concrète. Par mon action, je sais que, sans cesse, je dérange d’autres vivants — que j’en tue, même, au moindre désherbage. Chaque geste est pesé, balancé entre ses conséquences pour le vivant, nos besoins et nos moyens.
Par exemple, en ce moment, je m’émerveille devant notre prairie fleurie, qui est un bourdonnement permanent. Nous avons tout un tapis de mauves, pleines d’abeilles. Un bourdon va de trèfle en trèfle. Il y a aussi des crépides, aux petites fleurs jaunes qui ressemblent à des pissenlits miniature, ou des vergerettes, qui elles prennent l’allure de pâquerettes en bouquets. Face à cela, la réponse écologique évidente est de dire : « Ne touchez à rien ! »
« Je m’émerveille devant notre prairie fleurie »
Mais on ne circule plus, le chemin jusqu’au compost est devenu une traversée de la jungle. Ce foisonnement plaît aux sangliers et au renard qui voient là une protection pour se déplacer à couvert. Alors, on tond. Mais pas tout, on en laisse toujours pour les sauterelles et les pollinisateurs. C’est un compromis.
Pour assurer notre subsistance, nous prenons. Nous arrachons aux autres vivants un bout de terrain, où nous imposons notre volonté. Dans ma vie d’avant, cette violence-là était entièrement déléguée à d’autres. Aussi bien à l’usine textile chinoise ayant cousu mon tee-shirt qu’au producteur bio auquel j’achetais mes légumes. Désormais, j’ai repris en main une petite partie de cette subsistance.
Me voici à devoir en assumer les conséquences, et à tenter de limiter cette violence autant que possible. J’essaye de compenser, de donner en retour. L’alternance d’herbe rase, haute, de haies, d’arbres solitaires ou groupés, de ronciers, les quelques points d’eau… J’ose croire que cette diversité d’habitats favorise de nombreux autres vivants. Que grâce aux fruitiers plantés, aux fleurs en abondance, le couvert est servi à bien plus d’êtres que notre petite famille.
Nous sommes ici dans une ferme qui s’est démultipliée », lance Anne Déplaude, vigneronne à Tartaras, dans la Loire, devant des étudiants médusés [1]. « Il y a vingt ans, cette ferme était en lait et comptait deux associés sur 70 hectares. Aujourd’hui, sur une surface équivalente, on a désormais quatre fermes et huit personnes qui travaillent. »
Comment ont-ils réussi ce pari ? L’histoire commence en 2001. Anne arrive sur la ferme de son compagnon, Pierre-André. Il élève alors une quarantaine de vaches laitières en Gaec avec son cousin [2], et livre son lait à une laiterie détenue par Danone. « Ce qui a motivé la reconversion, c’est qu’on vendait le lait à la laiterie et que c’était elle qui fixait le prix. Notre envie, c’était de maîtriser le produit et d’aller jusqu’au produit fini », souligne Anne. Le projet mûrit tranquillement et tend vers la viticulture. À partir de 2003, de nouvelles vignes sont progressivement plantées. « Le vin permet d’optimiser la valeur ajoutée à l’hectare. On a pu faire ce changement car on avait fini d’amortir l’outil : on n’était plus pieds et poings liés avec les banques. »
Autonomie, un maître mot
« Cette autonomie financière a permis de préserver notre autonomie décisionnelle » poursuit Anne. Avec Pierre-André, ils font le choix d’un certain type de viticulture : ils décident de limiter la surface de plantations à 8 hectares, afin d’être sur une approche très qualitative avec d’anciens cépages locaux. « On a aussi fait le choix d’investissements progressifs et calibrés », poursuit la vigneronne. Ils construisent ainsi un bâtiment dédié à la vinification dix ans après la plantation des vignes.
L’autonomie, maître mot dans leur parcours, est aussi technique. « On s’est beaucoup formés, on s’est aussi équipés, mais on n’a jamais été dépendants d’un conseil extérieur. » Pierre-André précise : « Dans beaucoup de fermes, c’est le vendeur de phytos [pesticides de synthèse, ndlr] qui fait le calendrier de traitements ».
« Plutôt que de tout mécaniser, on a aussi fait le choix d’employer du monde » complète Anne. Deux salariés et demi travaillent aujourd’hui avec le couple. Ils vendent entre 30 000 et 35 000 bouteilles par an, dont la moitié en vente directe. « Notre reconversion a permis de libérer du foncier qu’on a décidé de partager pour favoriser la ’’multiplication de paysan·nes’’. » C’est là que Philippe Chorier, éleveur, entre en scène.
Mutualiser pour éviter l’endettement
« En 2007, j’avais un projet de porc plein air, avec un fort souci d’autonomie », confie Philippe. Sidéré par le coût de mécanisation qu’il a pu constater dans diverses exploitations agricoles, il envisage une structure à petite échelle dans laquelle il pourra minimiser au maximum ses investissements. Il contacte les Déplaude via l’Association départementale pour le développement de l’emploi agricole et rural (Adear). « Trente hectares se libéraient dont les Déplaude n’étaient pas forcément propriétaires. Pierre-André m’a accompagné pour se porter garant et j’ai pu récupérer 17 hectares », raconte Philippe.
L’essentiel du matériel que Philippe utilise est en Cuma (coopérative d’utilisation de matériel agricole). « J’ai toujours eu des tracteurs collectifs. Pour 3000 euros de parts sociales à la Cuma, on peut avoir du matériel disponible et ça me convient très bien. » Le souci de la mutualisation pour être autonome le conduit à s’investir dans la création d’une boucherie en SARL, ainsi que dans un atelier de découpe collectif. « On partage l’outil. Ça permet de mutualiser et d’amortir les coûts sur 10 personnes. Quand on fait face à des factures d’électricité qui grimpent de 600 à 1000 euros, on répartit mieux à plusieurs. »
Au terme de quinze ans d’installation, il se réjouit : « je suis 100 % autonome sur les aliments, et en temps de travail. Mon bâtiment est payé, j’ai moins de pression. » Il y a quelques mois, Philippe a cédé à son tour 2,5 hectares à un jeune, ancien salarié des Déplaude, pour lui permettre de s’installer en viticulture. « Je suis heureux d’avoir contribué à ce qu’il puisse planter des vignes et se lancer. »
Le conflit naît soit de l’insuffisance de ressources matérielles, alors c’est la guerre déclenchée par celui qui est ou se croit le plus fort à la gagner. Le conflit peut également naître d’une suffisance de ressources mais où un protagoniste (individu, clan, classe ou nation) veut avoir plus au détriment de l’autre protagoniste.
Si, au contraire, les deux protagonistes ont assez de sagesse à propos de l’acquisition et de la répartition équitables des biens matérielles, ils optent pour la coopération. Pour être authentique, elle implique liberté, égalité et solidarité.
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